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Pour ce faire, il ne faut pas s'attarder aux molles langueurs d'Ajaccio, à la douceur de ses nuits ni aux charmes de ses flâneries aux grandes terrasses musicales de ses cafés. Aussi le capitaine Frick et moi pilotés par notre ami Pascal Bartoli, qui était alors maire de Ciamannacce, - un vieux village bien corsé du Talavo, enfoui au tréfonds des montagnes - à deux heures de l'après-midi, dans une mauvaise voiture attelée de deux bons chevaux, de ces petits chevaux dont j'ai déjà dit les vertus jambes nerveuses, pieds solides comme des pieds de chênes-verts, tête sage, nous nous sommes mis en route. La nuit nous a pris à Cauro, première marche de l'escalier de montagnes à gravir. Nous avons mis trois heures pour monter les douze kilomètres de ce premier degré qui s'entortille aux flancs inférieurs des monts, en s'éloignant du golfe. Les palmiers, les eucalyptus gigantesques, les aloès élancés, qui ressemblent à des poteaux télégraphiques, les buissons hargneux de figuiers de Barbarie, les cactus de toutes sortes, épineux, fleuris et articulés bizarrement, le bordent et le hérissent. Par échappée, une échancrure de roche laisse apercevoir la tache bleue de la mer en haut, les cimes à vif sous le déluge de lumière paraissent flamber dans une coupole d'azur immaculée. Puis les oliviers prennent la place de la végétation africaine ; Les châtaigniers énormes apparaissent et leurs grosses têtes feuillues dont une ombre exquise. Les maquis tapissent toute. Les pentes de leur feuillage roussi, Le mucchio, le thym, la lavande, le genièvre, le romarin imprègnent d'essences grisantes la brise qui vient des monts. Au loin, derrière les Sanguinaires, le soleil plonge dans un bain de feu et peu à peu les sommets se couvrent d'une teinte violette qui descend graduellement sur les flancs des montagnes, jusqu'au fond des vallées. Une immense sérénité bleutée s'étend sur les choses avec l'ombre silencieuse d'un beau soir d'été. Bientôt, c'est la nuit, la nuit dans la montagne corse sombre et farouche, sous la voûte de velours trouée d'astres palpitants. Les deux petits chevaux indigènes tirent d'un pas soutenu, sans effort apparent, côtoyant des précipices qui paraissent creuser dans la montagne des sillons noirs comme des fleuves de sépia. Au fond de l'un d'eux, le Taravo invisible mugit. Un cirque de montagnes couvertes de pins nous entoure, Aux tournants de la route, d'autres horizons cernés de crêtes plus élevées encore apparaissent et semblent vouloir nous enserrer. On n'entend dans l'absolu silence de la nuit que le fracas du torrent et le murmure chantant des ruisselets qui dévalent de partout et vont se perdre en lui. Mais pas un village, pas une maison, pas un être vivant !... C'est la solitude tragique et impressionnante du maquis, d'autant plus que notre guide est en état d'inimitié et que, le, fusil entre les jambes, il scrute les ténèbres. Alors, malgré soi, des réminiscences de terrifiantes histoires de vendetta, de drames du maquis, dont des croix de bois jalonnant quelquefois la route attestent de leur déroulement en ces lieux remontent à la mémoire. A Sainte-Marie-Sicché, où nous sommes arrivés vers minuit, après de grands coups de heurtoir dans une porte et maintes palabres et exhibition de ses titres amicaux par Pascal Bartoli, on a bien voulu nous ouvrir et nous donner à manger : une soupe au lard et un morceau de "veau raccorni" (=rôti) nous annonça notre hâte. La faim est un excellent apéritif, nous trouvâmes délicieux la soupe, le "veau raccorni" et le vin au bouquet d'ambre. Entre temps, notre conducteur avait dételé ses chevaux qui s'en allèrent chercher leur nourriture et le repos dans le maquis. Bien restaurés, nous nous allongeâmes sur la terre et nous dormîmes à poings fermés. Pas longtemps d'ailleurs, Car deux heures plus tard Pascal nous sonnait le réveil et nous repartions. Maintenant, la route, dont nous avons gravi cinquante kilomètres de pentes, descend en lacets vers Guitera-les-Bains ; l'Orient commente à prendre la teinte laiteuse de l'aube, il blanchit les sommets de sa lumière indécise et le maquis s'éclaire d'une lueur blafarde ; un frisson frais et léger fait chuchoter les feuilles ; le jour vient annonçant le lever du soleil par ses milliers de petits bruits et d'éveils qui précèdent sa marche triomphale. A quatre heures, nous étions aux Bains-de-Guitera où nous nous offrîmes encore quelques instants d'un repos dont le besoin n'était pas le fait de notre naturelle indolence. Quand nous nous sommes réveillés, l'ami Lanfranchi, propriétaire d'un rustique établissement thermal corse, avait ouvert sa porte devant laquelle quelques paysans avaient commencé leurs occupations quotidiennes dont la principale consiste à jouer au loto. L'un d'eux, d'une voix forte et gutturale comptait pour tous : "uno, due, tre, quatre, cinque, etc..." Ces joueurs avaient des airs renfrognés et peu commodes ; on ne les voyait jamais rire, mais leurs yeux noirs et perçants donnaient une vie singulièrement ardente à ces faces en broussaille taillées dans du granit. Ils étaient vêtus de velours à grosses côtes, l'étoffe préférée des montagnards insulaires. A notre approche, ils se levèrent et nous saluèrent poliment, mais avec dignité.
Après un bain reposant à l'eau chaude de Cuitera environ 45 degrés ; une des plus efficaces de la Corse, dit le Dr Pascal Zuccarelli, de Bastia, grand maître ès-sources thermales de son pays - et un réconfortant déjeuner, noua voilà repartis pour Ciamannacce. Abandonnant bientôt la grande route, nous prenons un "raccourci". Ces "raccourcis" sont des chemins raboteux, la plupart du temps creusés par les torrents d'hiver et séchés par le précoce été. Celui-ci, encastré de talus élevés, s'enfonce immédiatement dans le maquis. N'était-ce ces arbousiers, ces lentisques et ces châtaigniers qui se penchent sur lui et surtout cette odeur d'aromates grillés par le soleil, on pourrait tout aussi bien se figurer être dans un chemin creux breton, du côté du Faouët ou de Plougrescant, qu'an centre de la Corse. Nous montons et l'air devient plus léger. Au maquis roussi succèdent des prairies verdoyantes et des forêts touffues. Ne serait-ce le ciel d'azur sans nuages, suspendu au-dessus de nous comme un abat-jour d'émail bleu sur un foyer brûlant dont l'altitude a atténué les ardeurs, on se croirait en Hollande, dans une nature verte baignée de fraîche lumière. C'est l'étrangeté de ce pays : en haut, le Nord ; en bas le Sud : l'Afrique arborescente et chaude à quelques kilomètres seulement de distance du frais septentrion. Notre "raccourci" remonte le cours du Taravo irisé et écumeux. Parfois, il embrasse toute la vallée. Des ravins les pins émergent la cime à portée de la main. Au fur et à mesure que nous nous élevons, les sommets qui ferment l'horizon et qui depuis des heures nous paraissaient à portée de fusil semblent toujours à la même distance. Mais voici des paysans. Ce sont les premiers que nous rencontrons depuis Guitera. Enfin, à un détour du sentier, à l'heure mauve du soir qui drapait les grands monts, Ciamannacce apparaît. Les paysans nous entourent empressés à nous présenter leurs respects et à nous assurer de leur dévouement. Nous sommes chez nous, car dans la famille corse, l'ami est chez lui ; ce serait presqu'une injure de montrer quelque gêne au foyer de son hôte. Le Corse a le sens raffiné de l'hospitalité. Il donne tout ce qu'il a : son vin, sa polenta, son fromage, ses figatelli, son lonzo (=Filet de porc conservé dans un boyau et fumé), son. prizuto (=Jambon), son pain, son grabat et s'en va coucher dehors avec sa famille. S'il n'a rien, il va demander pour l'étranger de passage (…). Ciamannacce, petit village du canton de Zicavo, arrondissement d'Ajaccio, officiellement de 700 habitants environ en Corse, le recensement de la population n'est pas exact est au coeur de l'île, dans l'alpestre et sauvage région du Talavo. C'est la vraie Corse des légendes de guerre et de vendetta, De toutes parts, les hautes montagnes ferment l'horizon. Elles s'élancent abruptes, verdoyantes de leurs forêts de pins, les crêtes blanches de neige pendant la plus grande partie de l'année. Ciamannacce est tapi au fond de l'immense cuvette qu'elles forment, au milieu des monts silencieux et immobiles qui, depuis tant de siècles, regardent vivre ce village à peu près aussi ignoré du monde qu'un campement d'indiens de l'Amazonie. Les hommes y ont conservé l'aspect farouche que le sanglant passé a moulé sur les traits de leurs ancêtres. Nulle part les déprédations génoises ne se sont exercées plus durement. Plusieurs fois le village a été brûlé, pillé et les habitants survivants dispersés par le maquis où ils radaient en quête de leur vengeance contre le Lucquois (=Appellation péjorative qu'on donne en Corse à tout sujet italien) abhorré Le calme rétabli, ils revenaient au village, rebâtissaient leur maison et continuaient a vivre dans l'angoisse permanente d'une nouvelle invasion. Aussi le caractère corsé s'y est-il modelé avec un relief particulièrement accusé. La vendetta y est encore latente. Ciamannacce, à lui seul, alimentait toujours, naguère, le maquis d'une douzaine de bandits. En face de la demeure de mon ami Pascal Bartoli, une maison a subi un siège mémorable il n'y a pas plus d'un demi-siècle ; la trace des balles est encore bien visible. Ces murs sanglantes se sont un peu atténuées, mais il suffirait d'un rien pour rappeler que le vieux levain de vendetta n'est pas encore éteint au fond des coeurs. Une arrivée d'étrangers à Ciamannacce, c'est un événement qui cause sensation. Toute la population est dehors ; les hommes se promènent en devisant ou s'assemblent par groupes. Ceux qui sont les amis de votre hôte s'approchent et vous serrent la main ; c'est un signe d'alliance et de reconnaissance. Les autres se tiennent à distance, observant et se méfient. Aucune crainte pourtant a concevoir. "Que penserait-on de nous si nous manquions de respect à des étrangers ?" pensent ces hommes simples et fiers. Tous les amis que compte Pascal Bartoli, et ils paraissent être nombreux, ont envahi Sa maison. Il n'y a d'un peu gênant que leur sympathique et indiscrète curiosité. Mais il faut être accommodant. On voit si peu souvent des voyageurs à Ciamannacce. Une seule route aboutit au village. Encore est-elle de date récente. Auparavant, on venait à travers le maquis, quelquefois par le lit des torrents. Mais cette route ne fait que traverser le pays ; elle ne va pas plus loin, se heurte et s'arrête au soubassement des monts. Elle est, au surplus, déplorablement entretenue. Bartoli nous donne l'explication de ce délabrement en nous disant qu'étant absent du village depuis des mois, le cantonnier n'a naturellement rien fait. La plupart des maisons, sont des sortes de gourbis à la mode arabe. Elles sont construites en pierres placées les unes sur les autres, sans mortier et sans joints, couvertes de tuiles à la romaine sur lesquelles on a posé des moellons pour les empêcher de s'envoler comme des feuilles quand souffle la tramontane. L'intérieur en est lamentablement sordide r le plancher est cri terre battue, la cheminée est souvent absente, la fumée s'échappe par la porte, par les interstices de la toiture, par la fenêtre qui n'est pas vitrée, Une demi obscurité de cave règne là-dedans. En ce moment, ces pannes logis sont à peu près déserts: les hommes sont dehors et les botes à la montagne. Mais dès que l'hiver s'annoncera, on ira quérir les animaux. Les chevaux, les mulets et les ânes resteront dans la prairie exposés aux intempéries; les chèvres s'entasseront avec les gens dans ces habitations. Trente ou quarante personnes couchent quelquefois côte à côte dans ces taudis. On ferme les volets de bois, on allume un lumignon d'huile d'olive et on mange des châtaignes tout en narrant les vendette d'autrefois. Ainsi s'écoulent les jours tristes et froids de l'hiver. Tandis que Pascal nous initie ainsi à la vie intime de son pays natal, la nuit est tout â fait venue, Des cochons noirs courent dans nos jambes en grognant; eux aussi sont logés cri liberté, à la belle étoile. Ils constituent la grande ressource alimentaire carnée du pays. Ce sont des fabricants involontaires d'excellentes victuailles jambon, lonzo, saucisson et figatelli.
L'armorial de Ciamannacce est inépuisablement riche en récits de vendetta. En voici une dis plus typiques que nous conta Pascal. Le caractère sacerdotal des prêtres corses ne les empêchait pas toujours de participe activement aux drames locaux. C'était en 1760, un habitant de Ciamannacce nommé Léonetti, voulait déshonorer la femme d'un certain Gabrielli, dit Miloni, qui était bandit et ennemi de la famille Léonetti, Pour faire croire qu'if obtenait les suprêmes faveurs de la dame Miloni, chaque matin Léonetti venait, dès la pointe du jour, s asseoir sur le seuil de la maison Miloni et y plaçait. ses chaussures, comme s'il fut entré pieds nus dans l'habitation de la femme du bandit, Plusieurs fois, ce dernier l'avait guetté quand il venait coucher chez lui. Mais il ne l'avait jamais vu parce que dès l'aube, il était obligé de regagner le maquis. Les deux familles étaient donc en violente inimitié. Un matin, le frère de la femme Miloni, Francisci, voit Léonetti en train de faire son simulacre quotidien. Il croit sa soeur réellement coupable et va frapper à sa porte pour lui demander des explications sur sa conduite. Quelle n'est pas sa stupéfaction en trouvant son beau-frère tranquillement couché à côté de sa femme. La découverte de la supercherie calomnieuse de Léonetti ne fit que surexciter davantage encore la famille des Gabrielli. Le curé du pays, Hyacinthe Gabrielli, était le propre frère du bandit, Un jour. à la messe du dimanche, Léonetti poussa l'audace jusqu'à lancer des œillades enflammées et éloquentes à la femme Miloni. En officiant, le prêtre s'apercevait de ce manège d'amour calculé et compromettant. Mais tout à coup, il n'y tint plus, lâcha l'hostie qu'il tenait pour l'élévation et, se tournant vers les assistants, furieusement il cria Les pistolets sortirent des poches des Gabrielli, une décharge générale éclata. Sept cadavres jonchèrent le saint lieu, Parmi eux, se trouvait le pseudo amant de la femme du bandit. Les personnes étrangères à la querelle s'enfuirent. Les Léonetti prirent les armes et les Gabrielli se virent contraints de se barricader dans l'église. Une légende merveilleuse termine la sanglante tragédie On dit que le curé, qui était magicien, invoqua le diable et fit changer tous les assiégés en moutons. Alors la porte fut ouverte et la sortie commença. Les assiégeants d'abord interloqués hésitèrent un moment à cette vue inopinée. Mais ils se reprirent bientôt et tirèrent sur les moutons. Le curé avait dit "L'un de nous sera atteint et mourra". Ce malchanceux fut Jean-Ange Renucci qui fut atteint au talon et succomba dans la journée. Mais tout le reste de la bande gagna le maquis. L'affaire alla en jugement à Bastia le curé en revenant tomba dans un four et s'y tua. La Corse était alors génoise, conséquemment, il est probable que tout le monde s'en tira avec de l'argent. Aller à Ciamannacce, on vous racontera ce drame. La morne église est toujours debout et sert encore aux rares fidèles qui font semblant d'y venir apprendre à pardonner les injures. Tout en écoutant notre hôte nous conter cette histoire, nous sommes arrivés au bord de la Catarazzi (rivière des cataractes). Elle descend des noires montagnes de la Forca-di-Cavallo. Elle dégringole de là-haut dans le fracas de ses flots bondissants. Des laricios gigantesques boivent leur sève dans son lit, des truites peuplent ses eaux glacées. De Ciamannacce, avec la forêt de magnifiques châtaigniers qui enfouissent le village dans un océan de verdure, elle est la principale richesse, la vie et aussi une harmonie que les paysans n'entendent point.,. Elle féconde les quelques hectares de terrain cultivable de ce pauvre pays. Bartoli rêva naguère d'utiliser sa houille Manche pour éclairer à l'électricité ses administrés. Bartoli faisait alors beaucoup de rêves pour ses administrés, L'avenir n'en a réalisé aucun. Les rêves en Corse, sont, en général, des soliloques internes et stériles.
Tel surgit Ciamannacce d'une oasis de la châtaigneraie aux yeux du tourisme novice des choses. de la Corse qui, pour la première fois, chemine en ces parages. Mais Ciamannacce vu ainsi dans la splendeur d'un jour méditerranéen et dans la griserie inédite de l'encens de ses maquis n'est pas. tout Ciamannacce. Le soir, quand l'ombre rapide descend des cimes, silencieuse et profonde, toutes les habitations se ferment et se barricadent. Au premier voyage on éprouvera ce trouble. Comme les habitants eux-mêmes on se resserrera plus près du noyau protecteur familial et, comme eux encore, on se surprendra à parler bas. Nul n'échappe, à la prime incursion en Ces lieux à peine inviolés du touriste, à l'emprise mystérieuse de la nuit au sein de cette ambiance tragique où fut formée l'âme corse. Ce n'est que plus tard, quand l'habitude a émoussé la sensibilité, qu'on se hasardera sans crainte, et d'ailleurs sans danger, dans Ciamannacce nocturne. Toutes les demeures sont fermées et les feux éteints ; rien ne semble vivre dans ces masures sordides ; l'ombre gigantesque des montagnes projette sur le village l'écrasante silhouette de leurs entassements de granit et la lune qui s'échancre aux crêtes hérissées découpe d'étranges fantômes dans la profonde vallée où glisse sa coulée de lumière froide. Les blondes clartés stellaires dessinent crûment sur le sol les feuilles des châtaigniers millénaires au tronc monstrueux et difforme; des roches cyclopéennes, debout dans le torrent comme des sentinelles dans une tranchée, depuis les premiers jours du monde, regardent passe les eaux écumeuses dévalant de la montagne. Là-bas, par delà ce clocher pisan ajouré, très haut dressé dans. la nuit claire et bleue, un peu à l'écart des maisons, sur un tertre, de maigres croix ce bois, parmi le rnucchio, indiquent la place où les morts de Ciamannacce dorment l'autre sommeil sous l'odorant maquis. Au centre, une bâtisse qualifiée chapelle et, au milieu de la chapelle, une dalle carrée avec un anneau pour la soulever. Naguère, quand le glas funéraire avait retenti au clocher pisan et que les femmes avaient clamé le voceru, quatre hommes prenaient le mort sur leurs épaules. On soulevait la dalle qui s'ouvrait sur une fosse profonde et on y précipitait le cadavre, Tous ils sommeillent ainsi pour l'éternité les anciens de Ciamannacce, hommes, femmes, enfanta, parents, amis et ennemis ceux du temps des grandes guerres où l'on n'avait pas le loisir d'ensevelir décemment les morts et ceux qui ne possédaient même pas un coin de maquis pour étendre leurs os sous les cistes embaumés. Que de drames sanglants, de haines inextinguibles, de vendette implacables se sont révolus dans ce trou !.. - Ceux que la vie avait fait ennemis à la manière corse, et dont l'âme n'était qu'un ulcère de vengeance, maintenant mariant leurs squelettes dans l'embrassade funèbre, mêlent la poussière de leurs cœurs. Ainsi se résumait la vie à Ciamannacce il n'y a guère plus de trente années. Mais à part ces modifications purement superficielles, rien n'y est changé. Ce tas de pierres écroulées, c'est l'ancienne maison des ancêtres de mon ami Pascal, qui fut brûlée par les Génois. Presque tous ces misérables gourbis furent un jour des forteresses et soutinrent des sièges. Dans cette nuit sereine, les tragiques souvenirs de l'histoire atroce que des milliers d'années durant vécut le pays, mêlés aux récits des sombres drames du maquis, hantent l'imagination. On se représente la crue subite des hordes génoises, la ruée violente de ces brigands dont la Sérénissime République vidait ses prisons pour les précipiter au pillage de la Corse, la fuite éperdue des habitants vers l'asile inviolable des cimes, puis la rentrée au village ruine, incendié, le lamentable et craintif retour parmi les pauvres pierres de la masure familiale noircies par le feu. Il fallait rassembler les troupeaux de chèvres épars dans la montagne et, silencieusement, dans la vie résignée et sans joie, pour un lendemain sans sécurité, rebattit la maison et la remeubler. Et quand ce n'était pas l'envahisseur étranger qui précipitait le malheur sur le pauvre village, le nombre et l'enchevêtrement des vendette se chargeaient de l'emplir de deuils et d'épouvante permanents. Nul village de Corse ne pouvait jadis, plus que Ciamannacce, se vanter d'avoir donné le jour à plus de bandits célèbres., héros du maquis, terreur des gendarmes, dont les exploits racontés dans les veillées prenaient figure d'épopées locales aux yeux des générations suivantes. Aussi lointains que soient déjà ces faits, la civilisation n a pas encore suffisamment touché Ciamannacce pour en rendre impossible la réédition. Le fatalisme sombre qui pèse sur l'âme corse s'appesantit ici de toute sa lourdeur. On a trop gaspillé la vie humaine dans ce pays pour qu'on ait le sens exact de sa valeur sacrée et une longue accoutumance à l'injustice a créé la foi qu'il n'est d'autre droit que celui qu'on se fait à soi même, Une des grandes souffrances de l'âme corse est de ne pouvoir pratiquer à l'égard des morts ce culte traditionnel et sacré. Il en était pourtant ainsi jadis, au temps des grandes guerres et des grandes vendette. La misère était si affreuse que la plupart des paysans n'avaient pas le moyen d'acheter un cercueil et souvent pas même le temps de creuser une fosse. On était alors obligé de recourir au charnier commun où l'on jetait pêle-mêle, amis et ennemis, hommes, femmes et enfants, dans l'ultime promiscuité, habillés ou nus. |